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biographie de l’auteur | version originale anglaise | traduction espagnole

TOUCHONS DU BOIS
(titre original: Knock on Wood)
par Frank Thomas Smith

tr: Eva-Marie Toussaint


   En devenant un vrai petit garçon, j’ai cru que ma vie serait une partie de plaisir. Mais grandir en Italie au temps de la guerre, et ensuite en Amérique, n’a pas été facile et je me suis dit parfois qu’il aurait mieux valu rester un pantin. Maintenant que tout cela est derrière moi, je sais qu’il n’en est rien. Malgré tout, je ne voudrais pas redevenir l’innocent Pinocchio d’autrefois qui ne savait pas différencier la vérité du mensonge.
   À la mort de mon vieux, je suis devenu orphelin. Ma marraine la Fée et ce cher grillon ne se sont plus pointés quand les choses ont pris un mauvais tournant. Je suppose qu’à partir du moment où je me suis transformé en petit garçon, ils ont considéré qu’ils avaient fait leur boulot et qu’ils pouvaient se reposer – ce que je comprends. Si Disney fait la suite, ils y seront sans doute, mais ces mecs-là prennent volontiers des libertés en ce qui concerne la réalité.
   Quand les troupes américaines ont envahi Palerme, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire que de voler des vélos. Vous me direz qu’à ce moment-là j’aurais dû savoir qu’il ne faut pas se mêler de ce genre de truc. Je le savais, oui, mais les vrais petits garçons doivent se mettre quelque chose sous la dent. Vous vous souvenez de ce malin de Renard et du pitoyable Chat qui n’arrêtait pas de répéter tout ce que disait son acolyte? Ils étaient plutôt mal en point à l’époque où je suis devenu un petit garçon, mais ils ont rappliqué en force dans le marché noir, un milieu qui semblait être leur habitat naturel. Ils m’ont embarqué dans le commerce des vélos volés, travail qui m’occuperait probablement encore aujourd’hui si je n’avais été adopté par un soldat américain. C’était un type sympa, au bon cœur etc... mais un peu bête. Il avait laissé sa rutilante bicyclette américaine dans la rue devant un bar, enchaînée et cadenassée bien sûr, mais qu’est-ce qu’une chaîne pour moi? Je la sciai en moins de deux et je me sauvais déjà avec le butin lorsqu’un PM qui n’avait rien de mieux à faire surgit d’un bordel avoisinant et j’entrai en collision avec lui. Il m’empoigna par le collet et me demanda où j’avais pris ce vélo. Il savait que je l’avais piqué car aucun môme italien ne possédait de vélo pareil, et je dis qu’un ami me l’avait prêté. Je m’étais adressé à lui en italien et il n’avait rien compris, alors il appela un flic italien d’un coup de sifflet. Celui-ci me demanda la même chose en italien, ce à quoi je donnai la même réponse. « Quel ami? », me demanda-t-il. Je montrais mon doigt en direction du bar et ils m’y entraînèrent de force, vélo compris, et m’ordonnèrent de désigner mon ami. Je me disais que ce n’était pas ma journée. Même si j’y allais au hasard et que je montrais du doigt le propriétaire du vélo parmi la vingtaine de soldats qui se trouvaient dans le bar, que dirait-il? À ce moment, un gars se retourna et nous aperçut.
   – Hé! Qu’est-ce que tu fais avec ma bécane? cria-t-il en s’avançant vers nous.
   – Je viens d’attraper ce gamin qui a essayé de la voler, lui répondit le PM. Comme il ne comprenait pas l’italien, il n’avait pas saisi l’alibi de l’ami.
   – Il dit que vous êtes un ami à lui, dit le flic en italien, ce que l’homme comprit partiellement, et que vous lui avez prêté cette bicyclette. Ces gosses, tous des menteurs.
   Le soldat baissa les yeux vers moi. J’étais en pleurs, la tête basse, essuyant mon visage crasseux du revers de la manche, et il fit :
   – Oui, je suis son ami.
   – Enfoiré, maugréa le flic en italien et il sortit comme une tornade.
   Le PM se contenta de hausser les épaules puis il partit lui aussi.
   – Pourquoi as-tu volé mon vélo? me demanda le soldat.
   Je braillai encore un coup – ce qui était facile puisque j’avais appris à le faire quand j’étais pantin – pendant que je cherchais une réponse.
   – J’ai faim, ai-je enfin rétorqué, et si j’avais un vélo à moi, je pourrais travailler comme livreur et gagner un peu d’argent pour acheter à manger.
   Ou quelque chose du genre. Je ne lui dis pas que je volais en moyenne dix vélos par jour, pour la plupart des tas de ferraille, en échange desquels le Renard et le Chat me donnaient des cigarettes, de la nourriture et même de l’argent parfois. Le soldat hocha la tête tristement, puis il me mena au comptoir où il me commanda un Coke et un hamburger. J’engouffrai le tout comme si je n’avais rien mangé depuis un mois, mais en réalité je venais de prendre mon petit déjeuner et je n’avais pas bien faim. Il me demanda où j’habitais et je répondis que je vivais dans la rue, ce qui était à demi vrai puisque je n’avais pas de domicile fixe. Bref, pour en venir au fait, le soldat me plaça dans une famille de l’armée jusqu’à ce qu’il fût prêt à rentrer aux États-Unis. Puis il décida de m’adopter et de m’emmener avec lui. C’était une âme charitable, dans le bon sens du terme. Il disait qu’il ne pouvait pas aider tous les enfants pauvres de Sicile, mais il pouvait au moins en aider un : moi.
   Nous nous installâmes dans sa ville natale, un bled du Nebraska où il épousa son amour de jeunesse, une institutrice, et prit la relève du commerce de son père dans les assurances. Je vivais dans une jolie maison, j’avais à manger en abondance, de beaux vêtements et même mon propre vélo. Que pouvais-je espérer de mieux? Le seul problème c’est que cette ville était constituée à 99 % de maudits Wasps.
¹
   Mes malheurs commencèrent à l’école. Le premier jour de classe, l’institutrice me demanda mon nom. Mon anglais, soit dit en passant, était plutôt bon (n’importe quel voleur de Palerme digne de ce nom doit se débrouiller en anglais). Je me levai et répondis :
   – Pinocchio.
   La classe resta silencieuse un moment, puis un petit connard lança :
   – Pinocchio. Mais bien sûr, regardez-moi ce nez!
   Mon nez est un peu plus long que la moyenne des Wasps, mais en Italie, un grand nez n’est jamais source de honte. Quelqu’un pouffa et l’instant d’après la classe entière se tordait. Certains se roulaient même par terre en se tenant les côtes. Au début, l’institutrice tenta de rétablir le calme, mais bientôt elle aussi fut atteinte par les rires contagieux. J’étais mortifié. Quand l’institutrice se fut ressaisie, elle s’excusa pendant que fusaient les derniers gloussements et me demanda mon nom de famille.
   – Baccigalupo, répondis-je. Ce qui était le nom de Gepetto.
   – Pinocchio Baccigalupo! hurla une fille.
   – Non! criai-je, c’est Poppins. Ce qui était le nom de mon nouveau père.
   – Pinocchio Poppins! reprit de plus belle une petite garce et tout recommença.
   Bientôt, la classe entière se roulait sur le sol et je crus que l’institutrice allait elle aussi s’écrouler tellement elle riait.
   Vous comprenez maintenant pourquoi je n’aimais pas beaucoup l’école. Mon nom fut le premier obstacle. Ensuite, je ne jouais ni au base-ball, ni au basket, ni au foot, qui étaient le centre des conversations et des activités de mes camarades de classe. Mais il y avait bien une chose à laquelle j’étais meilleur qu’eux : la bagarre. Je cassai la gueule à deux des plus costauds le lendemain du jour où ils s’étaient tous payés ma tronche. Par la suite ils me laissèrent tranquille. Trop tranquille je suppose. Il y avait une fille qui m’aimait bien et elle me conseilla de changer de nom. J’étais d’accord pour le faire, mais pas ici au Nebraska : ça leur aurait donné la satisfaction de savoir que j’avais honte de mon propre nom.
   Je terminai mes études générales et mon père voulut m’inscrire à l’Université du Nebraska, la seule qu’il avait les moyens de me payer. Je refusai, lui expliquant que je souhaitais aller apprendre le métier d’acteur à New York. En Italie, au temps où j’étais encore un pantin, au théâtre de marionnettes, je me suis pris d’amour pour le théâtre et il se trouve que j’avais du talent. Le montreur de marionnettes était un sadique qui avait voulu m’utiliser comme bois de chauffage, mais jamais je n’oubliai cette expérience sur les planches. Mon père américain, qui n’était pas fâché, je pense, de se débarrasser de moi, me fit cadeau de mille dollars et d’une nouvelle montre, puis il m’embrassa et l’instant d’après j’étais parti.
   Si je m’étais inscrit à une école de théâtre selon mes projets, mes mille dollars n’auraient pas duré plus de trois mois. C’est pourquoi j’essayai de trouver par moi-même du travail au théâtre. S’il vous est déjà arrivé d’en faire autant, vous savez que c’est sans espoir. Je n’avais jamais été aussi déprimé depuis le moment où je m’étais changé en âne. Au moins, à l’époque, je travaillais. Je marchais sans but, découragé, dans le Lower East Side, où j’avais ma piaule, quand j’aperçus l’affiche : « Café-théâtre ». J’avais dû passer devant une bonne douzaine de fois sans la remarquer. Après tout, qui se serait attendu à trouver un théâtre dans ce quartier? C’était aussi loin de Broadway qu’on puisse aller sans tomber dans l’East River! L’affiche annonçait La ménagerie de verre. J’avais alors laissé la montre offerte par mon père chez un prêteur sur gages, mais j’estimai qu’il devait être aux environs de huit heures du soir. Je n’avais pas l’argent d’un billet et je me tenais là à chercher un moyen de me faufiler à l’intérieur quand un homme sortit en trombe en grognant que, de sa vie, il n’avait jamais rien vu d’aussi dégoûtant. Il lança son billet déchiré par dessus son épaule et je courus le ramasser avant qu’il ne parte au vent. Au cas où on me l’aurait demandé, j’avais prévu de dire que j’étais sorti pour pisser. Le théâtre se trouvait à l’intérieur d’un vieil entrepôt et il fallait suivre les flèches collées aux murs pour le trouver. Il n’y avait qu’une trentaine de chaises entassées dans une salle exiguë et bondée. Je sus tout de suite ce qui avait fâché l’homme qui venait de sortir. C’était une Noire qui jouait Amanda, la femme blanche vieillissante du sud des États-Unis, alors que le reste des acteurs étaient blancs. Je faillis m’esclaffer, mais bien sûr je me retins. Je regardai autour de moi et vis que les spectateurs étaient très attentifs. Le fait est que la pièce était très bien jouée et on oubliait pendant environ cinq minutes que l’actrice n’était pas blanche, ce qui en dit beaucoup sur son talent. Le programme posé sur mon siège invitait le public à attendre au bar pour rencontrer les acteurs – je décidai donc de rester. Toutefois, la plupart des spectateurs partirent et à l’arrivée des acteurs, il n’y avait plus que cinq personnes pour les accueillir. Les quatre autres s’étaient installés au bar, quant à moi, j’étais demeuré assis parce que je ne pouvais rien acheter à boire. Selon le programme, le nom de l’actrice était Judy ***, et elle était aussi la directrice du théâtre. Comme elle est devenue célèbre par la suite, je ne mentionnerai pas son nom de famille parce qu’ainsi vous risqueriez de la reconnaître.
   Sans maquillage, on lui donnait vingt ans de moins et elle était très belle. Elle sortit en souriant mais ne put atteindre le bar. Un des acteurs, celui qui jouait son fils, la saisit par le bras :
   – Dix dollars? Allez Judy, t’as bien dû en gagner cent ce soir.
   – Ouais, continua l’autre acteur, celui qui tenait le rôle du prétendant, qu’est-ce que t’essaies de manigancer?
   Quant à celle qui jouait la fille d’Amanda, elle resta plantée derrière à acquiescer comme une cruche. Il ne faisait pas de doute qu’elle jouait son propre personnage dans la pièce.
   – Et qui va payer le loyer, les frais et les droits, vous peut-être, hein? vociféra Judy.
   – Quel loyer? beugla le Fils. Tu n’as pas payé de loyer depuis six mois et tu ne verses pas de droits non plus à ce que je sache.
   Ils criaient et se gueulaient tous dessus et à la fin Judy leur lança que s’ils n’étaient pas contents ils n’avaient qu’à foutre le camp. Le Fils dit que c’était d’accord, mais qu’il reprenait tout son équipement audio – ce qu’il fit – et ils partirent, comme ça. Judy les insulta de noms qu’il vaut mieux ne pas mettre sur papier, puis elle s’assit sur le sol et se mit à pleurer. Entre-temps, un jeune couple du bar était parti les mains sur les oreilles laissant derrière lui deux individus, l’un grand, l’autre petit, et moi, recroquevillé au fond de ma chaise. Les deux hommes se dirigèrent vers Judy et l’un d’eux la remit sur pied en la prenant par dessous les bras.
   – Là, là ma chère, dit-il d’une voix huileuse avec un accent italien, laissez-nous vous aider.
   – Ma chère, laissez-nous vous aider, répéta le petit.
   Je n’en croyais pas mes sens : ces deux-là me rappelaient le Renard et le Chat. Que faisaient-ils à New York?
   – Vous êtes une excellente actrice et vous serez mieux débarrassée de ces parfaits amateurs, dit le Renard. Je vous en supplie, ne soyez pas triste.
   – … ne soyez pas triste.
   – Je ne suis pas triste espèce de con, je suis FURIEUSE.
   – C’est tout à fait compréhensible.
   – … tout à fait compréhensible.
   – Qu’est-ce que je vais faire maintenant? On a répété pendant trois semaines, la première de ce soir a été un succès et ces enfoirés me laissent tomber comme ça.
   – Permettez-moi de suggérer quelque chose, dit le Renard en commençant à épousseter Judy de la main.
   – Allez-y mais ôtez vos pattes de la marchandise.
   Puis elle se dirigea vers le bar et se versa une bière.
   – Je suis un metteur en scène célèbre de Rome. Je profite d’un congé sabbatique pour visiter New York. Je m’appelle Remus.
   – Remus qui?
   – Euh, Carolingus Remus. Et voici mon assistant, Fidelius Feel, à votre service.
   – … à votre service.
   – Ce que je suggère, c’est de jouer une pièce pour une seule actrice, dit le Renard, marquant une pause pour décupler son effet. Nul besoin, alors, de payer des acteurs. Je vais avertir Rome que mon retour sera repoussé et je serai le metteur en scène.
   – … le mett…
   – Quelle pièce pour une seule actrice? demanda Judy, à la fois méfiante et intéressée.
   – Eh bien, que diriez-vous de Giorni Felici?
   – Bon, qu’est-ce que c’est que ça encore…
   – Oh les beaux jours, de Samuel Beckett.
   – … Samuel Baxit.
   – Mais il faut deux personnes pour cette pièce, protesta Judy.
   – Exact, mais n’importe qui peut jouer Willie, même Feel, ici.
   – … même Feel, ici.
   – Vous voulez rire, je ne voudrais même pas qu’on me voie morte avec ce petit avorton.
   – Hum, ça présente un problème, mais rien d’insurmont . . .
   (Comme personne n’avait encore remarqué ma présence, je toussotai.)
   – Qui êtes-vous? s’enquit Judy.
   – Je suis acteur, ai-je répliqué en me levant pour montrer combien j’étais plus grand que le Chat.
   – Un acteur! mugit le Renard, mais c’est exactement ce dont nous avons besoin. Et quel est votre nom mon ami?
   – … votre nom mon ami?
   – DuBois, répondis-je après vive réflexion, Montgomery DuBois.

 Ce qui fait que je tins le rôle de Willie dans Oh les beaux jours pour dix dollars la séance et des répétitions pleines d’ardeur. Le Renard était le metteur en scène et le Chat l’éclairagiste. Le Renard a exigé cinquante pour cent de la recette, une commission exorbitante, et Judy a dit O.K., cinquante pour cent des profits. Elle ne s’attendait pas à ce qu’ils soient bien gros. Le Chat s’occupait aussi de la caisse, ce qui à mon avis n’était pas une très bonne idée. Le Renard ne travailla pas très fort en tant que metteur en scène. Il se contenta de s’asseoir sur une chaise en face de Judy, une jambe appuyée sur une autre chaise et de commenter en adoptant une pause de metteur en scène : « Bien ma chère, merveilleux », quand il voulait bien nous honorer de sa présence. Judy demandait alors « Mais qu’est-ce que ça veut diiire? » et le Renard rétorquait « C’est du théâtre absurde, ma chère, il n’y a rien à comprendre. » La pièce ne nécessitait qu’un décor minimal : le mamelon, dont la charpente avait été assemblée à la hâte par un ouvrier amateur était recouvert d’un morceau de grosse toile qu’on avait percée pour laisser passer la tête de Winnie (Judy).
   Je l’aidai à mémoriser son monologue de deux heures et lorsque je commençai à mieux la connaître, je lui demandai pourquoi elle jouait des rôles de femme blanche. Elle m’expliqua qu’elle avait joué à Broadway et même dans des films, mais qu’on lui collait toujours des rôles de domestique de couleur, d’esclave ou d’indigène africaine à moitié nue, si bien qu’elle avait décidé de diriger son propre théâtre et de jouer tous les putains de rôles qui lui plaisaient.
   Tous les soirs sauf le lundi, je m’asseyais contre l’arrière du mamelon jouant le rôle de Willie pendant que Judy déclamait son monologue. Je fredonnais un air et je me mouchais bruyamment à quelques reprises, et à l’occasion je laissais voir l’arrière de ma tête. À un moment, je devais brandir une carte postale cochonne en ne laissant dépasser que ma main. Ma grande et unique scène venait à la fin lorsque je sortais en rampant de l’arrière du mamelon vêtu d’un habit de mariage, avec haut de forme et tout, une moustache à la gauloise collée au-dessus de la lèvre supérieure. Je passais à l’avant de la scène devant le public, rampais jusqu’au sommet du mamelon en direction du revolver jouet posé tout près de la tête de Judy, mais avant de pouvoir l’atteindre je dégringolais en roulant au bas de la pente, puis je me mettais à quatre pattes et levais les yeux vers Winnie pendant qu’elle chantonnait en faussant la valse « Heure exquise » de la « Veuve joyeuse », le regard penché vers moi pendant que le rideau descendait.
   Dans le premier acte, Winnie est censée être enterrée dans le mamelon jusqu’à la taille et dans le deuxième acte jusqu’au cou. Judy grimpait sur un tabouret à l’intérieur du mamelon et passait la tête par le trou. Je me tenais au-dessous d’elle, juste derrière. Cela avait ses avantages et ses inconvénients. D’un côté ça me permettait de jeter un coup d’œil en haut pour admirer son cul magnifique. L’inconvénient, c’est que le trac lui donnait des flatulences, et comme elle était systématiquement nerveuse pendant les représentations, j’étais à peu près toujours enveloppé dans un nuage de pets. En tenant les pans du mamelon ouverts à l’aide de mes pieds et en les agitant occasionnellement, je parvenais à créer des conditions de travail supportables.
   Je ne me contentais pas de rester assis derrière le mamelon à me curer le nez (selon le texte) en attendant ma réplique à la fin de la pièce, j’étais aussi le souffleur. Un jour, Judy sauta vingt pages et soudain, dix pages plus loin, se rendant compte que quelque chose n’allait pas, elle me donna un coup de pied sur l’épaule. Je la ramenai à l’endroit où elle s’était égarée et après qu’elle eût récité les vingt pages, je lui fis adroitement sauter les dix pages qu’elle avait déjà dites trop tôt et elle navigua sans heurts jusqu’à la fin. Le public ne remarqua rien. Comment aurait-il pu remarquer quoi que ce soit? Enlever vingt pages n’aurait fait aucune différence. La seule chose, c’est que la pièce se serait terminée trop tôt.
   Judy est une actrice fantastique. Elle jouait son rôle absurde avec tant d’émotion (son visage est très expressif), que le public, invariablement touché, la remerciait par des applaudissements généreux. Quand je la rejoignais au dernier rappel, les applaudissements se faisaient sensiblement plus forts, comme si mon rôle exigeait quelque talent obscur. Judy n’aimait pas beaucoup ça, je le voyais bien, mais elle pouvait difficilement protester : j’avais aussi le droit d’avoir mon moment de gloire – enfin, au moins celui de voir reconnaître mon existence.
   Comme Judy avait souvent mal au dos à cause de la longue période où elle devait rester immobile, je la massais. À l’une des dernières répétitions, alors que nous étions seuls (le Renard et le Chat avaient dû rester au lit parce qu’ils avaient la gueule de bois), je poursuivis mon massage jusqu’à ses fesses pour finalement lui caresser l’intérieur des cuisses. Judy gémit avec passion en continuant de réciter son texte. Ça n’avait jamais été aussi bon. Après ma dégringolade au bas du mamelon, à la fin, elle sortit d’un bond de son trou, se laissa glisser jusqu’au bas de la pente et atterrit sur moi. Après lutte, cris et égratignures, nous nous embrassâmes avec fougue et fîmes l’amour au bas du mamelon. Ma queue, dois-je ajouter à titre de précision historique, est assez particulière parce que Gepetto n’a employé que le bois le plus fin et le plus dur : le quebracho, importé d’Argentine. Je ne sais trop comment, ces particularités se sont transférées à ma bite de chair.
   Par la suite, toujours allongée sur le dos, sa robe noire remontée au-dessus de la taille, Judy s’exclama : « Montgomery, c’était extraordinaire, merveilleux, mais ça ne doit jamais se reproduire. »
   – Mais Judy, je pensais qu’on pourrait l’ajouter à la pièce, tu sais, changer la fin.
   – Non, le théâtre est sacré, c’est un temple, tout comme la pièce.
   Je savais qu’elle avait pris ça du Renard, et comme il faut craindre les personnages que sont les metteurs en scène, je me tus, ce qui ne signifiait pas que j’étais d’accord.
   Nous avions joué la pièce une douzaine de fois quand ce qui suit est arrivé. Vers le milieu du deuxième acte, je me mis à caresser la jambe droite de Judy. Elle perdit momentanément le rythme et tenta d’éloigner sa jambe, mais bien sûr, elle n’avait nulle part où aller. Elle m’assena un coup de pied sur la tête avec son autre pied et je lui soufflai son texte sans avoir à le lire parce que je le connaissais par cœur. Puis je rampai sous le tabouret et j’effleurai l’intérieur de ses cuisses, faisant glisser mes doigts vers le haut jusqu’à ce qu’ils caressent de façon douce et experte son « pinacle du plaisir », comme l’appelait Confucius. Elle continua de réciter son texte en gémissant pendant quelques minutes, puis leva le visage au plafond en criant d’un ton plutôt sincère : « Je – ne – peux – pas – continuer! » et elle péta avec tant d’exubérance que je craignis que le public n’entende malgré la toile qui nous recouvrait. C’était toutefois une erreur de ma part. J’aurais dû me retenir avant son orgasme – ça je l’ai réalisé par la suite. Je regagnai rapidement ma place habituelle, j’agitai les pans du mamelon et murmurai : « Oui, oui, je – dois – continuer! ».
   – Oui, oui, je – dois – continuer, fit Judy avec émotion.
   Je lui soufflai la prochaine phrase et elle poursuivit avec la suite du texte à partir de là. C’était l’apogée dramatique qui manquait à la pièce.
   Vers la fin, après m’être laissé rouler au bas du mamelon et m’être mis à quatre pattes en levant les yeux vers elle, je sus ce qu’il fallait faire pour marquer l’histoire du théâtre : exactement ce que nous avions fait pendant la répétition ce jour décisif. J’étais prêt.
   – Viens! lui dis-je tout bas.
   Judy chanta quelques notes de la Veuve joyeuse et éclata en sanglots. Elle aussi savait. Elle sortit son bras droit du trou et empoigna le revolver. Lentement et délibérément, elle me mit en joue et appuya sur la gâchette. La réplique fut assourdissante dans cet espace réduit et les spectateurs eurent un soubresaut, comme si la balle leur avait transpercé le cœur. Je fus parcouru d’une convulsion, courbai le dos comme un chat menacé et m’affalai sur le sol. Le Renard, étendu paresseusement dans la dernière rangée, bondit sur ses pieds et fit signe d’abaisser le rideau. Pendant qu’il se dirigeait en courant vers les coulisses, les applaudissements du public abasourdi éclatèrent. Judy reçut quatorze rappels, treize seule et un aux côtés du Renard. Si elle n’avait pas joui quelques minutes plus tôt, elle aurait bondi hors de son trou et nous aurions fait l’amour dans l’extase au bas du mamelon, exactement comme à la répétition et j’aurais été présent avec eux à saluer le public au lieu de me voir transporter à toute vitesse au bord de l’eau par le Chat.
   Un critique d’un journal important se trouvait par hasard dans la salle ce soir-là parce qu’il avait vu toutes les autres pièces à l’affiche et s’ennuyait. Sa critique fut exaltée. Le Renard s’attribua tout le mérite de la nouvelle « Fin » et c’est ce qui fit sa réputation. Il rentra en Sicile, puis à Rome, et ce fut le début d’une brillante carrière aux côtés du Chat et de son laquais. La succession de Beckett poursuivit le café-théâtre et gagna, bien entendu, mais cela contribua à rendre la pièce si célèbre et à attirer un public si nombreux que Judy put déménager dans un plus grand théâtre « Off-Broadway ». Il est pratiquement certain que lorsque les pièces de Beckett seront du domaine public, la nouvelle « Fin » deviendra la version communément acceptée.
   Et moi? Le pantin qui avait de si hautes aspirations quand il fut transformé en petit garçon? Encore vêtu de mon costume de marié et de mon haut de forme, moustache à la gauloise toujours en place, un trou de balle là où mon œil gauche avait jadis maté le cul de Winnie, les pieds pris dans un bloc de ciment, je reposais à la verticale au fond du Long Island Sound, mes cheveux ondoyant au-dessus de ma tête comme des spaghetti. Encore une fois, le Renard et le Chat m’avaient bien eu. Je ne sais trop comment – peut-être par la perception extrasensorielle, peut-être en écoutant aux portes –, ils avaient prévu ce qui allait arriver. Qui d’autre aurait pu remplacer ce jouet par un revolver chargé? Je vis le grand requin quitter son point de guet à la surface de l’eau et s’approcher. (Vous savez, nous continuons d’errer en tant qu’esprit trois jours après notre mort, c’est pour ça qu’on veille les morts si longtemps.) Ce ne pouvait pas être celui qui nous avait mangés, Gepetto et moi, dans la baie de Naples, mais à la base, ils font tous partie d’une même famille – una gran famiglia. Cette fois-ci, j’était digestible.
   Un des avantages d’être un vrai petit garçon plutôt qu’un pantin immortel de livres d’histoires, c’est que je suis toujours là (là-haut), à attendre de renaître un jour et d’avoir enfin le dessus sur mes deux adversaires. Alors que le pantin, une fois relégué aux ordures, n’est plus rien que du Bois.


  
 ¹ NDT: WASPS, White Anglo-Saxon Protestants (protestants blancs d'origine anglo-saxonne)

© 1999 Frank Thomas Smith
Traduit de l’anglais par Eva-Marie Toussaint

version originale anglaise | traduction espagnole

Cette nouvelle ne peut être archivée ou distribuée sans la permission expresse de l’auteur et de la maison d’édition.

biographie de l’auteur

Frank Thomas Smith a grandi à Brooklyn (New York), son lieu de naissance, mais il a parcouru le monde pendant la majeure partie de sa vie adulte en travaillant à titre de dirigeant de compagnie aérienne, de conseiller en gestion et d'éducateur. Il vit aujourd'hui dans une montagne en Argentine et travaille toujours dans le domaine de l'éducation (pour les écoles Waldorf) mais il se consacre enfin à son premier amour : l'écriture. Quatre de ses livres pour enfants ont été publiés en espagnol, à Buenos Aires, et un roman pour enfants doit paraître dans le courant de l'année. «Touchons du bois» est aussi, d'une certaine manière, une histoire d'enfants mais pas le genre d'histoire à lire à vos petits à l'heure du coucher.

On peut contacter l'auteur par courrier électronique à l'adresse suivante: franksmith@vdolores.com.ar

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