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version originale anglaise | traduction espagnole | traduction catalan

Identitéidenity: Rebecka Helweg
(titre original : Identity)
Felipe Alfau
traduction d'Antoine Jaccottet

 

      En écrivant cette histoire, je m'acquitte d'une promesse envers mon pauvre ami Fulano.
      Mon ami Fulano était le moins important des hommes et ce fut la grande tragédie de sa vie. Fulano était venu au monde avec la ferme intention de parvenir à la célébrité, et il avait complètement échoué, étant devenu la plus obscure des personnes. Il avait essayé tous les moyens imaginables pour acquérir de l'importance, de la popularité, une reconnaissance publique, etc., et le monde, avec une détermination inflexible, avait persisté dans son refus de reconnaître ne serait-ce que son existence.
      Il semble qu'autour de la personnalité de Fulano, s'il nous faut lui en attribuer une, ait flotté un nuage d'inattention qui resistait a ses tentatives presque héroïques de le percer.
      Fulano faisait les plus grands efforts pour être remarqué, et les gens passaient toujours à côté de lui sans l'apercevoir.
      J'ai vu Fulano, alors qu'on le présentait à quelqu'un, serrer les mains de la personne en question, la dévisager effrontément, et agiter la tête tout près d'elle en criant, littéralement : « Tanto gusto en conocerle. »
      Et un instant plus tard, celle-ci se retrouvait en grande conversation avec quelqu'un d'autre, ayant complètement oublié Fulano.
      J'ai vu Fulano, lors d'une autre présentation, rester assis et tendre deux doigts de son air le plus pincé. Rien ! Tout cela en vain. Une seconde plus tard, l'autre personne avait entièrement oublié son existence et le transperçait d'un regard vide, sans le voir.
      Un jour, je présentai Fulano à un ami et je dus répéter par trois fois
      « Je vous présente mon ami Fulano. » Sur un ton normal.
      « Je vous présente mon ami Fulano. » En élevant la voix.
      « Je vous présente mon ami Fulano. » Le plus fort que je pus.
      Le regard de mon ami fit plusieurs fois le tour de l'assemblée et finit par apercevoir Fulano, presque juché sur ses épaules et qui le secouait, le fusillant des yeux.
      Il ouvrit la bouche pour bredouiller ces mots décourageants « Oh... comment allez-vous? »
      L'insignifiance du pauvre Fulano était arrivée à un point tel qu'elle le rendait presque invisible et inaudible. Son nom et son personnage étaient insignifiants, sa mise était insignifiante, et sa vie tout entière était sans importance. En fait, je ne sais même pas comment, moi-même, j'avais pu le remarquer jamais. Il est vrai que quand je le rencontrais, il m'écrabouillait la main, me disloquait le bras et me donnait des coups de pied dans les jambes.
      Fulano avait lu toutes les brochures intitulées : Le Magnétisme de la personne, Individualité et succès, etc. Il avait épuisé toute la littérature... en vain. Un jour il se posta au milieu de la Puerta del Sol, et se mit à crier : « Au feu... au feu...!»
      Mais personne ne semblait l'entendre, et il dut finalement quitter son poste. Un tramway avait failli le renverser.
      Un autre jour, il jeta une pierre dans la vitrine d'une bijouterie réputée. Au bruit du bris de verre, le propriétaire sortit. Il contempla sa vitrine, et sans le moindre coup d'oeil pour Fulano, il marmonna : « Eh bien, eh bien, je me demande comment cela a bien pu se produire », et il rentra dans sa boutique.
      Jusqu'aux mendiants qui n'approchaient jamais Fulano pour lui demander l'aumône.
      Une personne de bon sens y aurait vu une bénédiction, mais Fulano n'avait d'autre but dans sa vie que d'être important, d'attirer l'attention, et ce genre de choses ne faisait qu'ajouter à son désespoir.
      Un jour, je me trouvais au Café de bs Locos, à Tolède. Les mauvais écrivains avaient coutume de venir dans ce café chercher des personnages, et il m'arrivait parfois de me mêler à eux. C'était un établissement où l'on pouvait dénicher quelques très bonnes occasions, mais aussi un matériau neuf et bon marché d'assez bonne qualité. La cote des valeurs dépend beaucoup de la mode, c'était donc un lieu où l'on pouvait trouver des personnages qui avaient jadis connu la gloire et qui avaient servi sous des génies célèbres, mais qui se retrouvaient depuis un certain temps sans emploi, car la littérature aspirait désormais à d'autres idéaux.
      Je me souviens d'y avoir vu un pauvre type efflanqué et miteux. Il prétendait avoir servi Cervantès. Eh bien, le pauvre homme, à présent, n'intéressait plus aucun auteur. Il y avait ainsi une vingtaine de bons personnages qui, de leur temps, avaient été grands, mais qui n'étaient plus désormais d'aucune utilité sur cette terre.
      Ce jour-là, j'étais assis depuis un certain temps à ma table, conversant avec un de mes amis, le Dr José de los Rios, et observant autour de moi les différents visages, les divers types de personnages. Soudain, j'entendis qu'on frappait trois coups sur ma table. Une main me tirait par le col. En même temps, une voix forte me dit : « C'est moi. »
      Je me retournai et vis Fulano assis à côté de moi.
      « Ah, mais quand êtes-vous arrivé ici?
      - Il y a environ une demi-heure que je suis assis juste à côté et que je m'efforce d'entrer en conversation avec vous. »
      Je lui demandai de m'excuser, lui disant que j'avais été absorbé dans la contemplation des personnages dont j'espérais faire usage dans ce livre. Après quoi, non sans peine, et en recourant à la manière forte, je réussis à le présenter au Dr José de bs Rios. Je remarquai alors que Fulano semblait encore plus désespéré que d'habitude.
      « Que se passe-t-il? Qu'est-ce qui ne va pas? Vous avez l'air triste, Fulano.
      - Qu'est-ce que vous croyez? J'ai fini par me rendre compte que je ne serai jamais quelqu'un d'important, quels que soient mes efforts. Ils sont vains, le monde continuera purement et simplement à m'ignorer. »
      Je reconnus que cela était fort désagréable. « Mais il y a beaucoup d'autres personnes dans la même situation. Il y a, par exemple, beaucoup de maris, de prédicateurs, de dictateurs et...
      - Ce n'est pas le moment de faire de l'esprit. Ce que je vous dis est grave, je sais désormais que je ne serai jamais un être humain qui compte, et j'ai pensé que je pourrais peut-être obtenir la gloire et devenir quelqu'un d'important en tant que personnage.
-...
- Peu m'importe que ce soit vous ou quelqu'un d'autre. Vous êtes mon ami, vous savez que j'en éprouve le désir, et peut-être pouvez-vous faire de moi un grand personnage. »

      Je m'inclinai sous le poids du compliment.
      « Si je ne peux vous être d'aucune utilité, alors repassez-moi à un autre écrivain. Si vous pouviez m'introduire subrepticement quelque part dans le livre que vous dites être en train d'écrire, ma gratitude serait immense, je ferais n'importe quoi pour acquérir de l'importance.
      - Et... quelles sont vos qualifications pour devenir un personnage?
      - Mon insignifiance même, bien sûr! On fera cas de moi comme du personnage le moins important qu'il y ait jamais eu dans une oeuvre de fiction. Vous savez que tout personnage a une personnalité plus ou moins frappante. Ne me dites pas que vous pourrez jamais en trouver un d'aussi plat et d'aussi peu intéressant que moi.
      - Oh... on peut en trouver des quantités dans la littérature actuelle... vraiment, je... »
      Le Dr José de los Rios, qui était resté silencieux pendant cette conversation, se tourna vers mon ami et dit:
      « Señor Fulano, je ne vous connais que depuis très peu de temps, mais je ne vois qu'une issue à votre situation présente, señor Fulano, il vous faut vous suicider.
      - Quoi?
      - Pas vous tuer vraiment, mais commettre officiellement un suicide.
      - Que voulez-vous dire?
      - Ce que j'ai dit, exactement. Ce soir, dès que la nuit tombera, vous vous rendrez au pied du pont d'Alcantara et vous déposerez sur le sol votre manteau et tout ce qui permet de vous identifier - vos papiers, votre argent, votre chéquier, etc. -, accompagnés d'un message déclarant que vous vous êtes jeté dans le Tage. Ensuite, vous retournerez à Madrid, ayant perdu votre identité officielle. Là-bas, nous essayerons de faire de vous un personnage. »
      Fulano me lança un regard interrogateur. Je répondis : « Ce que dit le Dr de los Rios me semble parfaitement logique.» Le Dr de los Rios poursuivit:    « Vous comprenez? Ce suicide apparent vous servira également à faire un petit pas vers la notoriété. C'est une chance que cette rencontre ait eu lieu ici, dans cette ville. Tolède et le pont d'Alcantara ont une histoire qui donnera de la couleur à votre acte. »
      Il y avait de la gratitude dans les yeux de Fulano. Il remercia le Dr de los Rios chaleureusement, et je promis de faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour l'aider après qu'il aurait accompli sa part du contrat.
      L'après-midi était assez avancée. Le Dr de los Rios devait faire une visite professionnelle, il prit congé en souhaitant à Fulano beaucoup de succès dans son entreprise. Nous restâmes assis à la table. Comme Fulano devait attendre la nuit tombée et que nous n'avions rien à faire, je décidai de le divertir en lui désignant les personnages qui étaient rassemblés dans le café. « Voyez-vous ce policier chauve, corpulent? C'est don Benito.»
      Le policier essayait, sans y parvenir, d'allumer un cigare avec des allumettes qui s'éteignaient les unes après les autres. Puis il remarqua que nous parlions de lui et il se rengorgea.
      « Regardez à présent à cette table, près de la fenêtre. La serveuse en train de rire, c'est Lunarito. On lui a donné ce nom en raison d'un grain de beauté que l'on ne peut pas voir d'ici. Le beau jeune homme qui fume la pipe et lui pince la jambe, c'est Pepe Bejarano. Voyez cet homme dont le col est ouvert. Celui qui est debout au bar, en train de boire... Là, à présent... Celui qui repousse cette femme, en l'insultant... C'est El Cogote. »
      A ce moment-là, deux religieuses entrèrent dans le café et passèrent de table en table, demandant l'aumône pour leur couvent. Je désignai du doigt l'une d'elles.
      « Regardez cette religieuse. Celle qui s'interpose à présent entre El Cogote et la femme. Elle est assez séduisante pour une nonne. Elle aurait fait une bonne femme du monde. Vous remarquez comme elle sourit gaiement, et la blancheur de ses dents? C'est soeur Carmela. »
      Les deux religieuses avaient maintenant rejoint une table plus éloignée où deux prêtres étaient assis, et elles leur parlaient.
      « Regardez ce prêtre, celui qui a les meilleures manières et qui est debout, en train de parler à soeur Carmela. C'est le padre Inocencio. On dit qu'il fait beaucoup de bien par ici. »
      Les deux religieuses sortirent, suivie du père Inocencio, qui leur ouvrit la porte et resta un moment sur le seuil, les regardant traverser la place.
      « Observez le serveur, derrière le bar. Voyez sa splendide barbe apostolique et comme il rit bruyamment avec El Cogote. C'est don Laureano Baez, un vieux grigou, très amusant. La vieille femme derrière lui en train d'essuyer les verres, avec son regard triste, c'est sa femme, doña Felisa.
      « A présent notez cet homme assis à cette table. Celui qui porte une perruque blanche et qui a l'air d'un poète, tant il paraît distrait, distant. Son nom est Garcia. »
      L'homme respirait le parfum d'une fleur épinglée à son revers.
      A ce moment-là, un petit chien, qui furetait dans le café, se mit à donner des coups de patte à la jambe de l'homme. Garcia le frappa méchamment, puis il jeta une pièce au barman et partit.
      « Regardez cette femme pâle, vêtue de noir, assise à cette table avec un gentilhomme. Voyez comme elle est en train de s'endormir. C'est doña Micaela Valverde. »
      Son compagnon se leva sans bruit, prit son chapeau et quitta le café sur la pointe des pieds. Doña Micaela, à présent profondément endormie, ne le vit pas partir.
      Depuis un certain temps, j avais remarque un personnage debout, près d'une table où quatre hommes étaient assis. Il leur montrait des petits objets qu'il sortait de sa poche et que, apparemment, il essayait de leur vendre. Il se retourna et je le reconnus aussitôt. Nous nous saluâmes et il se dirigea vers notre table, tenant un petit objet dans la main.
      Je dis à Fulano : « C'est don Gil, un vieux brocanteur, qui colporte sa marchandise dans les cafés. »
      Don Gil venait vers nous. Il s'appuya d'une main contre le mur et nous montra une petite figurine chinoise en porcelaine qu'il tenait dans l'autre main.
      « C'est vraiment une affaire, dit-il, faisant sauter la figurine en porcelaine dans sa paume. C'est une véritable oeuvre d'art ancienne, qui vient de Chine. Qu'en dites-vous? »
      J'observai la figurine, qui était d'une facture délicate. Elle représentait un guerrier d'une force herculéenne, avec des moustaches tombantes et une expression féroce. Il avait un papillon sur l'épaule. La couleur du visage n'était pas vraiment jaune mais plus sombre, évoquant plutôt le bronze. Comme par ailleurs son costume n'était pas très représentatif, j'émis une hypothèse : «Peut-être n'est-elle pas chinoise, mais indienne. »
      Don Gil qui, sans nul doute, préférait la Chine à l'Inde, eut l'air assez contrarié. « Non, elle est chinoise », répondit-il.
      A ce moment-là, je ne pus m'empêcher de remarquer que la main qui tenait la figurine était assez sale, et j'en déduisis que sa soeur était probablement dans le même état.
      Je dis : « Don Gil, faites attention. Don Laureano va vous morigéner si vous salissez ses murs. »
      Don Gil retira sa main, laissant une empreinte grisâtre qui parut étonnamment petite sur le mur blanchi à la chaux, et il continua à faire l'éloge de sa marchandise.
      « Oui, c'est un vrai mandarin ou guerrier chinois. L'un ou l'autre, je ne sais, et c'est vraiment une affaire. Peut-être cela intéresserait-il votre ami... »
      Fulano sursauta et poussa un cri. C'était la première fois qu'un étranger le remarquait sans y avoir été invité.
      Le pauvre don Gil fut si effrayé qu'il laissa tomber la figurine qui se brisa en mille morceaux sur le plateau en marbre de la table. Je crus voir la petite tête en porcelaine, à présent détachée du corps, nous jeter un regard furibond.
      Don Gil balaya de la main les morceaux qui tombèrent sur le sol et s'en alla, les piétinant avec un air chagrin.
      « Eh bien, dis-je, lorsque don Gil fut parti, je suppose que vous avez eu suffisamment de personnages pour la journée. La nuit est presque tombée à présent et vous feriez mieux de vous préparer pour votre suicide. »
      Fulano griffonna un message où l'on pouvait lire Je me suis suicidé en sautant dans le Tage, et il dit : « C'est là que sont tous mes espoirs. » Il se leva et partit, promettant de venir me voir à Madrid.
      Maintenant, en tant qu'auteur de ce conte, je peux voir tout ce que fit Fulano après son départ, même si, en réalité, je suis resté assis à la table du café.
      Fulano se rendit jusqu'à sa chambre. Il rassembla tous ses documents et ses papiers d'identité, et partit pour son voyage fatidique. Lorsqu'il descendit les escaliers, la nuit était tombée. A chaque marche, il avait le sentiment de reculer d'un siècle dans le passé. Jusqu'au moment où il se retrouva au milieu d'une ville hostile qui s'était éteinte à la Renaissance et qui, néanmoins, continuait à vivre d'une existence posthume des plus étranges. Tolède était silencieux, mais Tolède ne dormait pas. Fulano, dans sa marche hésitante, sentit que les lignes fluctuantes et délabrées des bâtiments s'agitaient soudain sous le vent du passé. Du fait de l'irrégularité des pavés, la chaussée semblait se soulever, se creuser, se rebeller comme une mer tempétueuse. Il parcourut des rues si vertigineuses qu'il devait s'appuyer contre les murs pour ne pas tomber, et il s'engouffra dans des allées qui dévalaient du sommet de la ville comme des torrents impétueux pour se précipiter dans les eaux du Tage.
      Tolède se met à vivre chaque nuit. C'est une ville silencieuse, mais pas une ville paisible; le soir, elle devient mille fois plus intéressante : ville de l'horreur, des rêves effrayants du passé, des terribles cauchemars de l'histoire. Au détour d'une rue, ce sentiment frappa Fulano Si violemment qu'il le cloua sur place, comme s'il avait été changé en un spectre de pierre. Toutes les ombres des choses disparues venaient à sa rencontre, sortant des allées les plus sombres et des coins de rue les plus tristes pour se matérialiser, prendre forme, et rendre la nuit plus noire encore. Il pouvait imaginer la silhouette de don Pedro le Cruel, ses genoux ferraillant, se traînant le long de la ruelle familière qui menait à la maison du juif qui lui prêtait de l'argent. Il pouvait respirer la lourde atmosphère chargée du souffle mortel de l'Inquisition.
      Ce silence, et ce sentiment de devoir partager seul une ville avec les morts firent soudain jaillir une idée dans l'esprit de Fulano. Tolède, comme lui-même espérait l'être bientôt, n'était qu'un mythe, Tolède n'existait pas. Elle surgissait la nuit de sa signification historique et esthétique, oubliée dans le désert solitaire de la Castille. Avec ces pensées en tête, Fulano poursuivit sa marche incertaine comme une ombre effrayée, oubliée, à la recherche de son propre corps. Les ruelles étroites, contournées, tortueuses le fuyaient, entravant sa marche, se moquant de lui, enchevêtrées comme des serpents dans une jungle de constructions étranges. Il titubait d'une surprise à l'autre, porté par cette force suggestive, immense, irrésistible. Il laissait derrière lui des maisons terriblement usées à leur jointure avec le sol, dont les pierres se confondaient, et des portes jamais ouvertes dont le bas, déchiqueté, laissait entrer et sortir des chats moyenâgeux. Il entendit les eaux du fleuve l'appeler et, pour toute réponse, éternellement, toute cette splendeur passée qui s'évanouissait, toute cette gloire ancienne qui glissait au bas de la colline pour sombrer dans le Tage en contrebas.
      Fulano sut qu'il avait été englouti par ce maelström du passé, qu'il était revenu des siècles en arrière, remontant le cours de l'histoire, et qu'il avait déjà perdu l'identité de son existence présente. Ce sentiment bouleversant d'une extrême condensation du temps le faisait trembler de tous ses membres, il se sentait irrémédiablement perdu dans ces ténèbres faites de milliers de nuits passées qui se superposaient, dans ce labyrinthe de rues qui le rejetaient de-ci de-là comme une balle de billard, menaçant de l'entraîner dans leurs sinistres eaux noires et de le pousser dans le Tage où il se noierait dans l'oubli.
      Ayant perdu tout sens de l'orientation, Fulano se laissa éjecter, comme par une force centrifuge, par les lois de la gravitation auxquelles était soumise cette ville semi-conique qui tournoyait désormais dans son esprit pris de vertige. Et il franchit une par une toutes les enceintes de Tolède, dont chacune renfermait une période de l'histoire, comme les phalanges d'une armée conquérante vues en perspective, chaque rempart plus large et plus bas, en descendant la colline, semblable aux marches d'un escalier qui se précipiterait dans le Tage.
      Et ce fut ainsi que la ville de Tolède rejeta cet individu insignifiant sur le pont d'Alcantara.
      Au milieu du pont, Fulano se débarrassa de son manteau et le déposa sur le sol, épinglant son message à l'extérieur.
      Quand il eut exécuté tout cela et quand il se fut assuré que personne ne l'avait vu, il reprit, en bras de chemise, le chemin de la gare.
      Fulano ne vit pas ce qui se passa après qu'il eut quitté le pont. Mais moi, bien sûr, je l'ai vu, et si un écrivain avait le privilège d'intervenir, ou d'empêcher les incidents auxquels il a le malheur d'assister, je n aurais pas laissé faire ce qui se passa, par amour pour mon pauvre ami Fulano. Toutefois, si un écrivain, pouvait agir ainsi, toutes les histoires se termineraient bien, et la justice prévaudrait toujours en littérature. Comme cela engendrerait une grande monotonie, un tel pouvoir n'a pas été accordé aux auteurs. Je fus donc contraint de rester sans rien faire et d'assister aux événements dans un état de totale impuissance et d'indignation extrême.
      Un individu de sinistre apparence s'avança sur le pont. A la lumière du clair de lune, il vit le manteau sur le sol, il se pencha et le ramassa. Il fouilla dans les poches et en sortit tous les papiers. Il fit brûler une allumette et les examina rapidement. Il vit alors le message épinglé sur le manteau et un sourire démoniaque se dessina sur son visage.
      A la hâte, il remit tous les papiers dans les poches, enleva son manteau, sur lequel il épingla le message, et endossa celui de Fulano.
      Dans le train qui le menait à Madrid, Fulano ne remarqua pas un homme avec une casquette enfoncée sur les yeux et dont le manteau était parfaitement assorti à ses propres pantalons. Fulano éternua furieusement de temps en temps, mais son esprit et son coeur tressautaient de bonheur et d'impatience.
      Le lendemain, à Tolède, un journal local publia le compte rendu suivant:

Hier soir, Untel, qui s'était évadé de prison et que les autorités recherchaient activement, s'est suicidé en se jetant dans le Tage depuis le pont d'Alcantara. C'est ce qu'on a pu déduire d'un message épinglé à son manteau, que l'on a découvert sur le pont. Il semble qu'après les nombreux crimes qu'il avait commis, il ait été enfin saisi de remords et ait décidé de mettre un terme à son existence pécheresse.
R.I.P.

      Un jour, après mon retour de Madrid, je marchais dans la rue de Séville lorsque, soudain, je sentis que l'on me prenait par les épaules, et je vis un visage pâle de rage à quelques centimètres du mien.
      « Bonjour, Fulano! Mais qu'avez-vous?
      - Vous me demandez ce que j'ai?
      - Oui, comment a marché le coup du suicide?»
      (Bien sûr, j'avais complètement oublié ce que j'avais vu sur le pont.)
      « Comment cela a marché...? Comment cela a marché...? De la pire façon. Diaboliquement!
      - Qu'entendez-vous par là, diaboliquement? Que s'est-il donc passé? »
      Fulano fit deux pas en arrière et me dévisagea:
      « Vous me voyez, ici?
      - Un peu estompé, mais je vous vois encore.
      - Eh bien, je n'existe pas.
      - Pardon?
      - Je n'existe pas.
      - Vous n'existez pas?
      - Non.
      - Mais comment cela est-il possible?
      - Depuis que j'ai appris à faire usage de raison, j'ai toujours entretenu de forts doutes quant à mon existence. Non, ne me regardez pas comme si vous alliez vous lancer dans une discussion métaphysique. Je parle sérieusement, à présent. Oui, j'ai toujours douté fortement de ma propre existence. Mais, depuis que vous avez eu l'idée stupide de me suggérer de me suicider, ces doutes m'ont complètement abandonné. Maintenant, je suis sûr que je n'existe pas.
      - Mais, expliquez-vous. »
      Fulano, qui avait déjà épanché un peu de sa bile, put parler plus calmement.
      « Eh bien, il y a ici, à Madrid, quelqu'un qui jouit de ma personnalité, de mon nom, de mes biens, de mon domicile, de ma femme... de tout ce qui m'appartenait. Et il est extrêmement célèbre, notez-le bien, il est au nombre des politiciens et hommes d'affaires les plus connus, il accumule une fortune incalculable. Et moi, je ne suis rien, je suis absolument perdu, je cherche une identité disponible qui me permettrait de me trouver moi-même. Mais toute identité a son propriétaire et moi je ne suis rien, rien. Je n 'existe pas... »
      Fulano éclata en sanglots et s'essuya les yeux avec un mouchoir.
      « Mais vous voulez dire que les gens qui vous connaissaient sont incapables de faire la différence? Et qu'ils ne peuvent se rendre compte que cet autre Fulano est un imposteur?
      - Comment pourraient-ils faire la différence alors qu'ils ne m'avaient jamais remarqué auparavant? J'ai toujours été si insignifiant, si terriblement insignifiant! »
      Pour la première fois, je pris toute la mesure de la tragédie de cet homme sans importance.
      Fulano sortit de sa poche un journal et, sans rien dire mais d'un geste éloquent, il me désigna les gros titres qui portaient une appréciation très flatteuse sur Fulano.
      « Voyez ce qu'on dit de lui. Ce qu'ils devraient dire de moi. Il a pris mon nom, mon identité, et avec eux toute la gloire et l'importance qui auraient dû me revenir.
      - Non, Fulano, ne vous illusionnez pas. Ce n'est pas le nom qui fait de lui ce qu'il est. Vous ne seriez jamais parvenu à cette gloire si vous étiez resté Fulano. Cet homme doit posséder la personnalité que vous n'avez pas, et il a rendu votre nom célèbre. De fait, vous devriez, en un certain sens, lui en être reconnaissant.
      - Lui en être reconnaissant!... Voilà ce que vous trouvez à dire après m'avoir mis dans cette situation infernale avec votre idée stupide!
      - C'est le Dr de los Rios, pas moi, qui a eu cette idée.
      - Cela n'y change rien, vous avez pris son parti et vous êtes tout aussi responsable. Et maintenant vous me conseillez de rester un pur néant, tandis que cet individu jouit de l'ensemble de mes possessions, de ma gloire et de ma renommée, et de tout ce que le monde peut offrir à un homme. Je devrais rester bien tranquillement assis sans rien faire, heureux de n'être personne, et le remercier par-dessus le marché! Vous rendez-vous compte de l'inconvénient qu'il y a d'être en vie et de ne pas exister? »
      Je dus admettre l'inconfort d'une telle situation
      « Oui, il faut faire quelque chose.
      - Bien sûr, il faut faire quelque chose, et c'est à vous de le faire, vous qui m'avez mis dans ce pétrin... Mais, mon Dieu! comment cet homme a-t-il pu prendre ma place dans le monde? »
      J'eus le sentiment que je devais faire un aveu à Fulano, que la situation m'obligeait à trahir un secret d'auteur. Après tout, perdre son identité est sans doute la plus étrange sensation qui soit au monde. Je relatai donc tout ce que j'avais vu sur le pont et je mentionnai le compte rendu qui avait été publié dans le journal le lendemain de l'incident.
      Quand j'eus fini, Fulano écumait, et il était prêt à me sauter à la gorge, mais une main ferme le retint. C'était le Dr José de los Rios en personne.
      Fulano se démena pour se libérer et me cria :  « Vous voulez donc dire      que vous êtes resté là sans rien faire pour l'en empêcher et m'épargner cette horrible tragédie? »
      Le Dr de los Rios essaya de le calmer. Je baissai la tête.
      « Fulano, mon ami. Si j'avais pu faire quoi que ce soit, je n'aurais pas hésité à le faire, mais je n'ai pas le pouvoir d'intervenir dans les destinées des hommes.
      - Et je suis censé me satisfaire de cette réponse, et rester un corps vide sans aucune place dans la société, un surnuméraire en ce monde... Au diable les écrivains, qui peuvent mettre quelqu'un dans une telle situation et sont incapables de l'en sortir! »
      J e baissai un peu plus la tête.
      « Pardonnez-moi, Fulano. Je vais voir ce que je peux faire pour vous...
      - Eh bien, allez-y et nous verrons. J'imagine que vous ne pouvez pas rendre les choses pires qu'elles ne sont. Rien ne pourrait être pire.»
      Le Dr de los Rios, jusque-là trop occupé à retenir Fulano, prit alors la parole :
      « Señor Fulano, c'est moi qui, le premier, ai fait cette suggestion concernant votre suicide, et j'en prends l'entière responsabilité.
      - Mais je me fiche de savoir qui diable en est responsable. Je suis dans le pétrin, et je souhaite que l'on m'aide à m'en sortir.
      - Très bien, señor Fulano, j'admets que vos demandes sont justifiées, mais je ne vois qu'un seul moyen de vous en tirer. Il n'y a pas, en ce monde, des identités disponibles dont on pourrait s'emparer pour reprendre pied dans la vie. Il n'y a qu'une seule identité qui soit aussi superflue que la vôtre, et elle est au fond du Tage. Oui, señor Fulano, officiellement cette identité se trouve au fond du fleuve et vous avez dû vous apercevoir récemment de l'importance de tout ce qui est officiel. Cette âme qui repose sur le lit du Tage est aussi impatiente d'avoir un corps que vous de posséder une âme. Allez la rejoindre et mettez fin à cette double absurdité. Après quoi, je suis sûr que mon ami tentera de vous faire revivre dans une histoire, et de faire de vous un personnage. »
      Une fois de plus, Fulano se tourna vers moi, interrogateur. Je dis : « Oui, Fulano, je promets de faire ce que dit le Dr de los Rios. »
      Fulano nous serra les mains vigoureusement. Sur ces traits se lisait la détermination que fait naître le désespoir.
      « Adieu, Fulano.
      - Adieu.»
      Cette nuit-là, Fulano retourna sur le pont d'Alcantara. Il venait chercher une identité à l'endroit même où il était venu en perdre une autre. Il contempla, au-dessous de lui, les eaux sombres du Tage. Oui, c'était là son seul moyen de salut.
      Et, une fois encore, il vit Tolède qui recouvrait ses collines comme une forêt de siècles pétrifiés. C'était absurde. N'ayant plus aucune justification à son existence, aucune utilité, la ville se dressait là comme un empereur défunt sur un trône délabré, plus grande pourtant dans sa ruine que dans sa gloire. Là gisait le cadavre d'une ville, enveloppée dans son linceul sur une colline oubliée, l'histoire profondément gravée dans le moindre sillon de son visage défait, ses membres retombant jusqu'aux rives du fleuve qui les engloutissait sous ses eaux impitoyables.
      Fulano regarda en bas, et il connut alors le destin et la grandeur. Il n'hésita plus, il sauta résolument.
      Et, pour remplir la promesse faite à ce malheureux, à ce plus insignifiant des hommes, j'ai écrit cette histoire. Suis-je parvenu à faire de lui un personnage ou un symbole, et prendra-t-il plaisir à cette modeste reconnaissance, je l'ignore. J'ai fait de mon mieux.

© 1936, 1968, 1988 Felipe Alfau
© 1990 Editions Payot por l'
édition en langue française

Traduit de l’américain par Antoine Jaccottet

version originale anglaise | traduction espagnole | traduction catalan

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